I. BERNARD FRIOT
Economiste, sociologue, maître de conférence, B. Friot a consacré une partie de ses recherches à l’étude du régime général de la sécurité sociale, tentant par la même occasion de réhabiliter la figure d’Ambroise Croizat, ministre communiste (1945-1947) à l’initiative de cette dernière. Difficile par ailleurs d’évoquer B. Friot sans convoquer son ancrage théorique, ses travaux s’inscrivant pleinement dans une filiation marxiste. Son horizon politique est en conséquence communiste, le salaire à vie se veut l’expression concrète de ce chemin.
II. DÉJÀ LÀ
B. Friot a imaginé le salaire à vie sur la base de dispositifs déjà existants. En s’inspirant notamment du statut des fonctionnaires, du régime général de la sécurité sociale, de l’assurance chômage, l’économiste a su observer la dimension subversive de ces conquêtes historiques de premier ordre. Le statut des fonctionnaires rend possible une rémunération indépendamment du poste occupé et des périodes d’inactivité : le salaire perçu par le bénéficiaire est inaliénable. Il est un attribut de la personne, indépendant de son activité réelle, de son implication. On parle alors de « qualification personnelle ». L’emploi et le chômage sont des réalités étrangères au fonctionnaire. Le régime général de la sécurité sociale permet quant à lui – via la cotisation sociale – de mutualiser la valeur produite nationalement pour financer du salaire socialisé. Enfin l’assurance chômage – selon des modalités et à des degrés divers – est un premier pas vers une déconnexion entre le salaire et l’emploi. La pertinence de B. Friot est donc sa méthode : partir de ce qui est et non de ce qui devrait être – c’est partir d’un déjà-là communiste en germe – et ce dans l’optique de proposer un chemin à l’épreuve du réel. Cet anti-utopisme s’inscrit dans la rigueur héritée de ses pairs : Une philosophie matérialiste et pratique ne peut que s’interdire de présenter un idéal transcendant, son idéal doit être une fonction de la réalité. Il doit avoir des racines dans cette réalité et y exister virtuellement.
III. SALAIRE À VIE
Le salaire à vie – aussi appelé salaire universel / salaire à la qualification personnelle / garantie économique générale – implique différentes modalités d’application ; il est :
- inconditionnel
- inaliénable (encadré légalement par le droit constitutionnel, le salaire à vie est un attribut du citoyen/travailleur)
- assigné automatiquement dès l’âge de 18ans
- évoluant dans une fourchette allant de 1700€ à 6000€ – ces chiffres étant là à titre indicatif – en fonction de divers critères encore à construire (sur le modèle du grade de la fonction publique)
- distribué par des caisses de salaire locales (sur le modèle par exemple des caisses d’assurance maladie)
- financé via cotisation sur la production de valeur à échelle nationale
Il s’agit conséquemment d’un salaire socialisé généralisé venant remplacer toutes formes d’aides, de salaires, ou de rémunérations, d’ores et déjà existants. L’individu se déployant dans une société mettant en pratique un tel dispositif ne serait plus payé par son employeur, les entreprises ne distribueraient plus de salaire, le « patron » lui-même serait rémunéré via ce dispositif.
IV. CHANGEMENT DE PARADIGME
Construire collectivement une société autour d’un tel outil c’est repenser en profondeur la place du travail dans l’organisation sociale, le rapport de l’homme à lui-même, c’est rendre possible le déploiement de son potentiel. L’homme, en transformant la nature via son travail se crée des besoins qui l’arrachent à sa condition première : il s’humanise. Or nous faisons actuellement l’expérience collective d’une situation qui nous entrave, le capitalisme – en tant qu’organisation sociale – nous contraint à envisager le travail comme un moyen de subsistance et non d’émancipation. Travailler pour vivre et non vivre pour travailler c’est renoncer à faire homme, c’est s’enliser dans la nécessité à l’heure où le développement de nos techniques suffirait à contenter tout le monde. Ainsi, le salaire à vie – en nous libérant du poids de la survie économique – se veut l’expression positive et concrète d’un dépassement de cet état de fait. Il rend possible le surgissement du sens, le désintéressement, l’intégrité. Les hommes continueront de faire, ils n’arrêteront pas de faire, à ceci prêt qu’ils retrouveront la maîtrise des fins, le pourquoi de leur activité.
V. FINANCEMENT
La répartition de la valeur produite nationalement résulte du rapport de force capital / travail, la fluctuation des salaires et des profits en découle directement. Si les salaires augmentent au-delà d’un certain seuil, le profit est rendu mécaniquement impossible. À contrario, si les salaires diminuent au-dessous d’un certain seuil, le travailleur n’a plus assez pour subvenir à ses besoins, il se meurt, le profit avec. La cotisation sociale rend alors possible la socialisation d’une part de la valeur produite par le travail, et comme les salaires tendent vers le minimum légal, la cotisation ampute nécessairement le profit capitaliste. C’est donc la survaleur – la valeur produite par le travail constituant le profit – qui se trouve mécaniquement amoindrie. Ainsi, en augmentant la cotisation au-delà d’un certain seuil, c’est tout bonnement le profit qui disparaît. Nous nous retrouvons donc dans une situation où nous avons à décider de la répartition de la totalité de la survaleur, soit à la louche 40% du PIB. À partir de là, tous les possibles s’offrent à nous : financement d’un salaire socialisé généralisé (salaire à vie), subvention des services publics dans des proportions jamais vues auparavant, création d’une sécurité alimentaire, etc.
VI. CONTRE LE REVENU UNIVERSEL
Le revenu universel – par delà la variété des approches – est une proposition séduisante, souvent confondue avec celle du salaire à vie. Il convient d’en montrer ici la logique et les limites :
- du point de vue purement sémantique, le revenu universel n’est pas la reconnaissance d’un travail – d’une production de valeur économique – mais bien plutôt la reconnaissance de besoins vitaux relatifs à notre réalité biologique. Ce dispositif induit – sur un plan strictement anthropologique – une réduction de l’être humain à ses besoins premiers.
- le revenu universel ne remet aucunement en question le salariat capitaliste. Avec un tel dispositif nous continuerions à devoir nous vendre sur un marché du travail, où le rapport de force est en faveur des employeurs. Ces derniers pourront alors faire pression à la baisse sur les salaires en brandissant le revenu universel comme compensatoire. Le revenu universel permettra donc – en faisant baisser le coût du travail – d’augmenter le profit des capitalistes, d’accroître leur domination sur les travailleurs.
- le financement du revenu universel s’appuie sur l’impôt. Il s’agit donc de taxer la valeur produite une fois le profit formé. Le revenu universel vient alors légitimer l’existence de ce dernier.
Pour toutes ces raisons, le revenu universel valide indirectement l’exploitation capitaliste en tant que prédation de l’homme par l’homme. Le consentement tacite qu’il implique doit être combattu par l’affirmation de son antithèse : le salaire à vie.
Paul Callu, Samedi 1 Mai 2021
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