Il faut avoir vécu dans ce siècle l’abolition de toute distance, la fièvre du temps réel, l’inflation colossale des savoirs, leur mise à disposition dans des banques de données accessibles à tous, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la réduction de toute chose à un acte d’achat, la soumission des regards et des esprits au flux des contenus sans qualité, pour se souvenir que nous avons une vie, qu’elle est un peu plus que ces heures d’anesthésie, consumées devant nos écrans, pour nous « changer les idées ».
Changer quelles idées ? En avons-nous ? Avoir des idées, c’est une activité de l’esprit qui nécessite du temps, de l’attention, des échanges. Adhérer à un discours, ce n’est pas avoir des idées : c’est abandonner une part de sa souveraineté en consommant des positions majoritaires, pour finalement mourir au monde, renoncer à avoir une action sur les formes qui nous entourent. Il faut donc faire un choix décisif : Se laisser divertir ou Vivre. Il n’y a pas de milieu. Il faut exercer sa volonté, tenir, récolter tous les plaisirs d’une vie dont on avait perdu le sens véritable, goûter aux silences, aux petits dialogues intérieurs qui font toute la richesse d’une existence avec soi, pour soi, que rien n’oppose fondamentalement à un mouvement vers l’autre, les autres, dont on a besoin pour apprendre, progresser, partager, transmettre.
L’essentiel échappe au flux hypnotique des nouvelles. Il suffit de sortir de la boucle, de respirer un bon coup, cesser de se fuir enfin, pour constater que la vie nous est maladivement attachée. Quel incroyable événement pourrait concurrencer le calme ordonnancement des jours, sinon l’attention retrouvée aux choses de l’Etre ? Rien de spectaculaire. Rien qui mérite le prime time : Un éclat particulier dans la lumière du matin, un air de flûte à travers le mur de la salle de bain, l’installation du marché sur le boulevard. Tout cela nous l’avons oublié.
Quand le divertissement devient un obstacle à la réalisation de l’Etre, la nécessité de sortir de son emprise devient vitale. Ces formes qui mobilisent et anéantissent notre attention nous font croire qu’il n’est plus ni possible, ni souhaitable, de vivre sans elles une vie pleine et indépendante. A quelle liberté pouvons-nous prétendre, si nous nous résignons à cette condition captive à laquelle nous assignent tant de contenus sans qualité ?
Une grande question demeure : De quoi est-il si important que nous soyons divertis ? De tout ce qui s’impose à nos regards comme une représentation du monde dans laquelle la douleur surpasse toujours la joie ? De modèles de réussite qui ne tiennent compte d’aucune lutte, d’aucun combat ? D’une injustice heureuse qui s’impose à nous, jour après jour comme une fatalité ? De la destruction de tous les liens sociaux physiques qui faisaient que l’autre n’était pas encore une abstraction lointaine et inquiétante ? De cela et de tout le reste, nous ne voulons plus être divertis, ni comme artistes, ni comme regardeurs !
Moderno,
Toulouse, le Jeudi 19 Décembre 2019
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