Le fait que nous manifestions ensemble est un phénomène relativement nouveau qui rompt avec 50 ans d’individualisme forcené dans un contexte libéral qui n’a jamais rien proposé d’autre que cette séparation, indéfiniment reconduite.
Nous avons accepté tacitement d’être mis en concurrence les uns contre les autres, sans jamais défendre des intérêts communs. Nous nous sommes retrouvés isolés, sans action réelle sur le monde qui nous entoure, souvent en rupture, mais impuissants à nous mobiliser pour faire valoir un contre-modèle, sur lequel nous nous serions préalablement mis d’accord. Nous avons tellement été atomisé·e·s, qu’une forme de renoncement s’est imposée à nous, bien au-delà de cette distance paresseuse, que nous revendiquions autrefois comme une forme possible de dandysme. Dans ce retrait, il n’y a plus ni posture, ni imposture. On n’y lit plus que de la tristesse et du manque.
Le retrait dandy portait un projet : la modernité. Le nôtre n’ouvre sur rien d’autre que la rage. Nous n’en pouvons plus d’être seuls. Quelque chose nous pousse vers le monde. Or nous sommes tenté·e·s de voir dans ce mouvement un retour à la modernité collective des avant-gardes, enrichi d’un nouvel environnement technique et d’une conscience sociale nouvelle, plus respectueuse de ce que Deleuze identifiait comme les « devenirs minoritaires ». Il est peut-être temps de réinventer notre engagement, convoquer nos désirs, renoncer à nos renoncements… Rien ne sera possible si nous ne jouissons pas pleinement du plaisir de nos retrouvailles, si nous ne réapprenons pas les gestes élémentaires de l’attention, de l’accueil, de l’écoute, du sens de l’entraide. Il va falloir briser nos écrans, nos solitudes, nos enfermements qui sont autant de murs entre nous, rompre avec les logiques de l’engagement a minima, celui des pétitions électroniques, des réseaux sociaux, qui sont aussi des communautés a minima.
La mise en scène de soi dans le vide sidéral des espaces virtuels ne nous engage pas à grand chose. Ce sont là des outils et uniquement des outils. Il faut se les approprier pour Vivre la vraie vie, être ensemble « pour de vrai » comme disent les gosses. Se rencontrer, faire acte de présence physique, rebrancher nos esprits et nos cœurs à la communauté humaine qui est aussi et déjà une communauté des corps en présence. Il faut pour cela accomplir une révolution : non pas éteindre nos égos, mais les mettre en sourdine, privilégier les formes collaboratives, la co-production, les appareillages heureux de compétences non captives, le groupe, le collectif, la manifestation comme alternative à l’exposition, les lieux partagés, les temps partagés, l’expérience communautaire comme formation continue à la citoyenneté, à la fraternité, faire place à l’école comme forme, au devenir école des entreprises artistiques.
On va vivre ce qu’on a à vivre, pleinement. C’est la chose la plus simple et la plus belle qu’on puisse aujourd’hui se promettre. De cela seul dépend la possibilité de construire des projets plus durables qui pourraient changer et embellir nos vies. Tout devient possible s’il y a rencontre. C’est un peu ce qu’on a ressenti en prenant la rue, dans les manifestations contre la réforme des retraites, sous nos readyflags. Et j’espère que nous le revivrons aussi souvent que nécessaire, parce qu’en quelques semaines, nous avons commencé à nous rendre compte physiquement de ce que veut dire « avancer ensemble », « ne laisser personne seul.e », « se tenir les coudes ». Nous avons retissé des liens entre nous, mais aussi avec un public populaire, surpris et heureux de nous voir parmi eux, nous qui cultivions jusqu’à présent une certaine ambiguïté sociale, coincés entre la bourgeoisie de nos commanditaires et la précarité de notre condition réelle.
Aujourd’hui, nous avons besoin de chacun d’entre vous. Ne préjugez pas trop des forces que nous pouvons déployer en votre absence, en vous disant « pas de soucis, ils sont là. Ils font le travail. ». Nous pouvons nous aussi nous épuiser si nous n’avons pas la certitude que vous serez là pour nous épauler, nous rejoindre, nous succéder si nécessaire. Il ne suffit pas de rejoindre virtuellement un groupe pour en faire authentiquement partie. Etre « intéressé·e·s » par une action ou un temps proposé ne suffit pas à notre cause. C’est dans la présence et par la présence que tout se joue.
Ce sera tellement incroyable et stimulant si vous êtes physiquement là. On a besoin de vous ici, autant que vous avez besoin de nous. C’est dans nos retrouvailles qu’est la force commune, la possibilité de construire notre participation collective aux décisions qui engagent nos vies. Ces retrouvailles recèlent des potentialités inestimables et une force nouvelle, dont nous n’avons pas idée aujourd’hui, même avec beaucoup d’imagination.
Moderno,
Toulouse, le Jeudi 12 Décembre 2019
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