Il y a quelques années, lors du séminaire d’Eté de l’Andea, à l’Isdat, nous avons eu, Nicolas Daubanes et moi-même le grand plaisir de participer à la table ronde sur les nouvelles formes d’écoles. Nous y représentions l’Ecole d’Art de Perpignan qui venait de fermer définitivement ses portes. Il a été fait état de diverses expériences – écoles nomades, école hors-les-murs, écoles/workshops d’étudiants, structures légères, informelles, discrètes, délocalisant l’expérience de la transmission de l’art en territoire rural, en prison, sur les lieux les plus divers, workshops volants, écoles dématérialisées, numériques, occasionnelles.
Il convient de remarquer que les étudiants furent partie prenante dans cette réflexion, à travers diverses propositions de rencontres et d’actions (en particulier en faveur d’écoles en difficulté comme Avignon) ce qui montre bien l’intérêt qu’ils portent à ces questions de transmission et la conscience qui est la leur de l’érosion du modèle dont ils bénéficient.
La proposition finale que Nicolas Daubanes et moi-même avions faite d’organiser une inter-école ou une trans-école, avait alors plusieurs mérites :
– Elle synthétisait, en évitant tout dogmatisme, la grande diversité des propositions, sans forcément les centraliser.
– Elle portait une dimension expérimentale, dans laquelle toutes les données du problème étaient réinitialisées à chaque nouveau projet.
– Elle assurait une mobilité accrue des étudiants et des enseignants, sur l’ensemble de la carte des écoles et contribuait à consolider leurs liens.
Malheureusement, cette proposition n’a pas eu de suite. C’est bien dommage. En réalité, les écoles d’art ont toutes, à cette époque, basculé dans une logique de survie. Elles ont intégré la violence qui leur était faite comme une fonction interne, pour se soumettre à des logiques d’évaluation selon des critères qui n’ont jamais été et ne seront jamais les leurs. Elles ont progressivement accepté de n’être plus dirigées par des artistes mais par des gestionnaires. Elles ont passivement opté pour un modèle libéral qui ne repose que sur le devoir de réserve. Elles ont activement renoncé à leurs spécificités, avec un zèle dont personne ne les croyait capables. Elles préfèrent aujourd’hui recruter des docteurs formés par l’Université plutôt que les titulaires du DNSEP, qu’elles ont formés et diplômés elles-mêmes, ce qui est une preuve supplémentaire et désolante de leur impuissance. Qu’ont-elles encore à défendre de singulier ? Car c’est précisément cette singularité d’un contre-modèle qui faisait leur force d’attraction, y compris pour l’Université. Dans ces conditions, il est malheureusement fort probable que l’avenir des écoles d’art s’écrive sans les écoles d’art. Accepter sans réagir la mort des plus petites d’entre elles, en abandonnant les territoires pauvres aura été une erreur fatale.
Les écoles riches des villes riches ont collaboré à l’émergence d’une figure de l’artiste en modèle possible du libéralisme. Or l’artiste entrepreneur, insularisé dans sa petite entreprise, avec sa petite pratique individualisée, ne s’est avéré ni plus riche, ni plus heureux. Il n’a pas échappé à la précarisation généralisée. Il faudra bien admettre un jour que le modèle collaboratif réussit mieux aux artistes comme aux écoles dont ils sont issus, que le modèle concurrentiel. Il y avait une relation de complémentarité entre grandes et petites écoles qui ne demandait qu’à être actée et mise en musique nationalement. Accepter que la carte soit « trouée » c’était renoncer au maillage territorial qui assurait la présence d’un enseignement artistique de qualité sur tous les territoires. Ce n’était pas incompatible avec la spécialisation des projets d’écoles, bien au contraire.
Au sujet des nouvelles écoles d’art, il a manqué peut-être un constat : A chaque fois qu’une école va disparaître, des contre-modèles vont voir le jour, parfois même mis en place pour justifier la disparition des structures existantes, jugées trop lourdes, pas assez réactives. Concrètement, la tentation est forte pour les artistes-enseignants qui se retrouvent sans emploi et sans perspective d’aller vers une autre forme d’école, de monter leurs propres structures sur les décombres de l’ancienne, d’en capter au moins partiellement l’héritage.
On a sous-estimé la logique de projet. Portée un peu plus loin, elle rend inutile tout diplôme. Le réseau et la capacité d’émancipation de l’artiste (ou du collectif) font le reste. Une bonne école sera toujours un peu plus qu’un bon réseau, mais on peut aussi tout à fait imaginer que des écoles privées voient le jour, garantissant, à prix d’or, certains débouchés à leurs étudiants, et pourquoi pas une assistance personnalisée, une sorte de coaching artistique qui garantirait le succès à ceux qui peuvent payer, tout en excluant les étudiants issus des familles les plus modestes.
La logique du temps est au conjoncturel. Les politiques sont happées par le court terme. Le temps long disparaît de tous les paramètres de l’action, en politique, en économie, dans les sciences, dans l’information et maintenant dans l’art. Les écoles d’art sont encore, dans une large mesure dans ce temps long, arrimées à leurs diplômes (3 à 5 ans c’est long) et à la carrière de leurs enseignants titulaires. Mais elles sont confrontées à une injonction de professionnalisation qui les jette dans un court terme qu’elles peinent à appréhender. Comment s’étonner qu’on les visite aujourd’hui en leur annonçant que l’enseignement de l’histoire de l’art est devenu inutile ? Comment peut-on leur prêter vie si elles ne trouvent rien à répondre quand on les interroge sur ce qu’elles ont à offrir à l’Université ?
Jeté dans l’incertitude du chômage, le professeur d’art sans école, « académicien de nulle académie », pour reprendre le titre dont Giordano Bruno se prévalait, n’a que peu de temps devant lui pour imaginer des solutions. Il doit se montrer réactif, imaginer des formes souples, facilement adaptables. L’école conjoncturelle voit le jour. Elle sera extrêmement réactive, séduisante, efficace, pas chère. Elle abolira tous les programmes et se nourrira du flux de toutes les données immédiates qu’elle brasse, que chacun d’entre nous brasse dans sa vie, jeté dans le tourbillon des médias, dans la fascination des images dominantes. Il faudra être dans l’instant, y être bien ou mal, peu importe. Il faudra s’emparer de toutes choses et renoncer à la prétention d’en faire le tour. Il faudra remonter le courant des actualités, renouer avec la modernité des assembleurs déjantés et donner naissance à une nouvelle génération de passeurs inactuels.
Moderno,
Toulouse, Dimanche 5 Janvier 2020
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