CE QUI NE S’ACHÈTE PAS N’EXISTE PLUS.

Je constate que l’horreur, le traitement de l’horreur dans les médias et les discours des experts s’accommodent fort bien des écrans publicitaires de Tissot, Skoda, Bourse direct, Mac Donald, Troc.com, Direct Energie, Givenchy, Citroën, Liérac anti-âge absolu, marques chéries de l’énergie, de la mode, de la bouffe et des grosses voitures, tant et si bien qu’on pourrait croire sponsorisées par anticipation nos peurs, nos dégoûts et nos luttes.

Il y a une terreur quotidienne, profonde, destructrice, qui est celle à laquelle sont confrontés tous les exclus du pouvoir d’achat, qui, élevés dans l’âge des abondances, ont aujourd’hui l’impression de ne plus appartenir à la société des vivants, tant il est vrai que se confondent aujourd’hui la vie et ses simulacres payants. Ce qui ne s’achète pas n’existe plus. Ce qui n’a pas de prix n’a plus d’existence sociale. Combien coûte un être humain ? Pour la société ? Pour lui-même ? Dans le monde de la rationalité administrable, tout peut être chiffré. Les chiffres ont ceci d’abject qu’ils nous soldent toujours, or nous savons bien, intimement, que nous valons un peu plus que ce à quoi on voudrait nous réduire. Il faudra bien constater l’impossibilité de nous définir en tant qu’hommes et femmes à partir de données objectives comme notre compte en banque, notre sexe, le code de notre département de naissance, la marque ou l’état d’usure de nos fringues.

Quand on essaye de se raccrocher à un hypothétique noyau de valeurs non marchandes, le doute nous saisit : Eglises, partis, pays, organisations humanitaires ou terroristes, révolutions, figures de la contre-culture et de la décroissance, forces de progrès et groupes intégristes souscrivent tous au marketing global de la foi. Toutes nos croyances y compris les plus intimes, les plus confidentielles, ont été indistinctement segmentées et réduites à quelques produits « porteurs » avec leurs commerciaux, leurs logos, codes couleurs, coeurs de cibles, prescripteurs peopelisés avec leurs astuces de storytellers, séduction de porte-clefs, tee-shirts, ritournelles facilement mémorisables et toutes ces mauvaises habitudes promotionnelles ancrées dans notre société contemporaine, destinées à déclencher des « pulsions d’achat » « adhésions », « soumissions librement consenties ». L’expérience, quant à elle, travestie en transmission, se prostitue à bon prix en déclinant sa gamme de sous-produits vulgarisés.

Aucun combat nouveau ne résiste bien longtemps à ce format destructeur, comme s’il était désormais impossible de distinguer communion et consommation. Nous communions à toutes les espèces trébuchantes de ce monde, dans le cours de toutes les monnaies. La Bourse est notre Eglise finale. Et nous trébuchons en effet.

Ainsi, on consomme indifféremment amour, information, révolte, joies, loisirs, culture, désespoir, drogues, récits, résignations, jeux vidéo, réalités branlantes du monde qui nous tient. Que voulons-nous défendre aujourd’hui ? Nos petites vies déshumanisées ? Notre pouvoir d’achat qui dissimule à peine une faiblesse du même nom ? Nos uniformes logotypés, conformes aux attendus insistants de la société de figuration ?

Que défend-on enfin ? Une civilisation de services qui déprécie tout en fixant un prix à chacun de nos élans ? Le mirage de l’abondance comme équivalent symétrique de la plus effroyable misère ? Misère existentielle de celui qui prétend tout avoir et à qui tout échappe ? Le malheur de notre condition présente, c’est qu’on voudrait pouvoir continuer à consommer pour vivre, à défaut d’Etre, tout simplement. Mais avons-nous déjà connu autre chose ? Sommes-nous seulement capables d’imaginer autre chose ?

La gratuité n’est pas la solution : elle ne nous délivre d’aucun besoin, d’aucun manque. La gratuité est la monnaie d’un monde appauvri, où les belles et bonnes choses ont été totalement dévalorisées, réduites à néant. Ce monde de progrès qui prospère sur notre faillite existentielle voudrait anéantir en nous la faculté de créer. C’est à ce titre qu’on détruit l’écosystème de la vie artistique, avec celui des philosophes, des poètes, des jardiniers, des tailleurs de pierre, des rêveurs sans compte en banque, des bâtisseurs de petits paradis concrets, cabanes dans les arbres, palais d’oubli et d’amour.

La création doit être gratuite, comme la soupe populaire et le cinéma des écrans publicitaires. C’est au nom de cette gratuité qu’on affame les artistes et qu’on les prive d’un accès aux avantages rassurants du « club clients ». On veut parler création d’entreprise, croissance retrouvée et toutes ces impostures de la vie civilisée, rationnelle, économique, bien-pensante et mondialisée. On veut conserver le fric, le faire fructifier, sans jamais remettre en cause cette société de l’échec et de l’exclusion qui donne son prix à la réussite héréditaire de quelques-uns. Contre eux, la gratuité est impuissante à changer quoi que ce soit. Les autres sont abandonnés à leur échec, à l’angoisse du devenir et à une sorte d’autodestruction programmée.

Il faudrait redonner de la valeur à ce qu’on aime. Une valeur singulière, intraduisible. Il faudrait que chacun s’exprime dans une langue inconnue de tous. Il faudrait un drapeau biface qui, entre l’or de nos mains et l’argent des fins de mois difficiles, fasse apparaître un monde en transparence. Ce drapeau c’est notre Readyflag : une couverture de survie qui dit plusieurs choses : Non, la survie n’est pas une couverture. C’est notre condition présente. On s’y épuise. On mérite tellement mieux que cela : Une vie affranchie des certitudes automatisées. Une vie qui s’invente et non qui soit subie. Une vie qui nous grandisse et non qui nous écrase et nous piétine. 

Cela implique une reconnaissance de la qualité de chacun, de ses compétences, manques, potentialités. Chacun doit être libéré à vie de l’angoisse du devenir pour commencer à Etre. 

L’art, quant à lui, ne doit pas se refermer sur sa propre défense, mais plutôt déborder vers la vie en la rendant possible. Il doit stopper la captation sans fin des attentions pour prendre le temps de soigner ce qui peut l’être encore et inverser le flux. 

Il faudra bien échapper un jour à la grande foire des amitiés fausses et des transactions amoureuses tarifées du grand bordel numérique, pour se réfugier dans la vraie vie, en affirmant haut et fort sa valeur absolue. En elle sont contenues, à l’état initial, toutes ces choses « qui n’ont pas de prix » et nous attendent, offertes et disponibles depuis toujours.

Moderno,
Toulouse, Lundi 14 Février 2020

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