L’ARTISTE, CE VENTRE QUI SE VAUTRE

Les travailleurs sont généralement dépossédés de leur outil de travail et du produit de leur travail. De cette dominante érigée en norme se dégagent des travailleurs défiants les catégories historiquement éprouvées. L’artiste, en tant qu’individu contribuant à la production de valeur économique, participe de cette bizarrerie sociale. La nature de son activité le pose tout à la fois comme propriétaire de son outil et de son produit, mais elle le pose aussi comme propriétaire-travailleur, c’est-à-dire un propriétaire usant de son outil de travail à la manière de l’artisan. Cet état de fait le dresse en figure privilégiée échappant à diverses formes d’aliénation : le produit de son travail ainsi que son outil ne sont pas la propriété d’un tiers aux intérêts pécuniaires. L’art est ce bastion où le rapport sens/travail entre en résistance avec l’air du temps.

Mais cette réalité ne doit pas opacifier une autre réalité qui le place dans la nécessité : l’artiste est un ventre vide – 46% des artistes-plasticiens perçoivent moins de 400€/mois de revenus artistiques – concurrencé par d’autres ventres sur un marché, celui de l’art. S’il échappe à devoir se vendre directement telle une force de travail, il n’en demeure pas moins soumis aux fluctuations d’un marché, pour ne pas dire au bon vouloir des diffuseurs et autres collectionneurs. L’artiste n’est pas ce libre-vendeur dont la mythologie libérale nous abreuve mais bien plus ce libre-serviteur contradictoirement entravé. L’artiste se vit libre tout en soumettant sa production à la nécessité la plus triviale. Or travailler pour vivre et non vivre pour travailler c’est d’abord s’exposer à des impératifs qui parasitent les pratiques artistiques, mais c’est aussi réduire l’existence à son organicité première à l’heure où le développement des forces productives permet justement de rompre avec cette logique.

Le droit d’auteur – ce dispositif accompagnant le marché – s’il signifie historiquement l’émergence du sujet moderne et préserve encore aujourd’hui l’artiste des pires prédations, n’est que l’expression idéologique d’une réalité économique globale fondée sur la propriété privée. Il permet au marché de valoriser le produit artistique en dehors des lois observables dans l’industrie (cf. théorie de la valeur – K.Marx), rendant possible toutes ces pratiques iniques qui choquent le grand public. La valorisation par le travail se double d’une valorisation sociale complexe qui – sans l’individualisation des productions légalement encadrée – serait rendue caduque. Avons-nous déjà vu un collectionneur investir plusieurs millions pour acquérir l’oeuvre d’un illustre inconnu ?  

Ainsi, émanciper le travail, qui n’est qu’une formule pour dire « émanciper l’humanité », implique la mise à distance – par l’organisation sociale – du poids des besoins physiques sur les individus. On imagine mal le peintre travailler sans ses mains, de la même manière l’artiste travaillant le ventre vide est une fiction mortifère d’avec laquelle il faut rompre. Bâtissons dès à présent un monde où l’être humain ne serait plus le « serf de son corps », où la nécessité serait rendue superflue et le superflu nécessaire. Bâtissons pour ce faire un monde où le salaire – cette reconnaissance sociale d’une production de valeur – serait déconnecté de l’emploi, sans condition, fusionnant ainsi avec l’individu.

Paul Callu, le 17/03/21

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