Ainsi donc, il faudrait parvenir à reconsidérer les articulations entre travail et emploi d’une part, entre prix et valeur d’autre part. C’est la condition d’un après. Nous serons bien obligés d’y venir tôt ou tard et la crise sanitaire pourrait bien accélérer les choses. La position sociale de l’artiste est à cet égard étonnamment centrale. Pour comprendre cela, il faut assumer le temps historique et réussir à s’extraire de la fiction post-moderne.
Dans quelle situation sont les artistes ? Ils/elles sont les héritiers d’une tradition de la rupture vieille d’un siècle et toujours actuelle : la modernité. En remettant en cause les académismes, c’est l’idée même de métier qui a été contestée, ainsi que la reproduction de certains gestes qui découlent de la transmission en mode automatique de savoirs-faire, envisagés comme fondamentaux.
Après cette tabula rasa, l’artiste n’a pas pour autant abandonné le faire, mais il/elle s’est ouvert·e à l’être, en faisant de sa vie un enjeu de création, en préférant souvent le pouvoir d’agir au savoir-faire, en faisant de l’usage des représentations le coeur d’une activité quotidiennement réinventée.
Chemin faisant, face à l’irruption de la photo, il/elle a perdu le monopole des images, ce qui l’a conduit·e à repenser totalement sa place dans la société, à se donner de nouveaux buts. Par la voix de Joseph Beuys, il a été dit que « tous les hommes sont artistes ». Novalis, avant lui, prétendait, en son temps : « tous les hommes sont presque déjà des artistes ». Ce « presque déjà » prenait en charge le temps des études, la confrontation aux formes, la connaissance de soi…
Ce que dit Beuys, c’est que l’art est un sol pour l’homme. A sa naissance, l’homme ne vient pas qu’au monde. Il vient aussi à l’art. Reconnaître à tous – femmes et hommes – le statut d’artistes, c’est précisément faire le deuil de la notion de métier. Or le pas est déjà franchi. Il est un fait historique. L’artiste est donc un travailleur comme les autres, à cette nuance près qu’il/elle n’a pas de métier. Cela suffit à comprendre la difficulté de son positionnement social. Les artistes n’ont jamais défendu des intérêts catégoriels. Ils/elles n’ont pas lutté pour conquérir des droits. Non pas parce qu’ils/elles seraient particulièrement individualistes ou socialement inacti·f·ve·s. Non. Ce serait injuste de leur faire ce procès pour cette simple raison qu’au regard de l’Histoire de l’art, les droits de l’artiste ne diffèrent en rien des droits de l’homme.
Le piège pour les artistes ce serait de renouer avec le métier : ce serait nier le temps historique qui porte une espérance de libération pour toutes et tous. Ce serait adhérer au projet post-moderne, qui proclame un peu hâtivement la mort de l’Histoire. L’Histoire c’est l’espace de la lutte sociale. Si on nous la retire, ou si on se prend à la nier, on désamorce les luttes au profit du grand divertissement anti culturel. Viennent alors l’ère des têtes vides, la perte de sens, l’extinction de toute pensée, la confusion en tant que jouissance ultime du « contemporain ».
Si l’art est un métier, que deviennent les amateur·e·s, les autodidactes, les « académicien·ne·s de nulle académie », les « indiscipliné·e·s », les « indisciplinaires », les hérétiques, les dissident·e·s, les marginaux, les minoritaires ? Et admettons qu’on parvienne à circonscrire ce métier, qui décidera qui est artiste et qui ne l’est pas, selon quels critères ?
Alors bien sûr on peut segmenter, développer des imaginaires d’arts plastiques, d’arts visuels, d’artistes-auteurs, de créateurs indépendants ou créer des catégories comme « l’art outsider » et je ne sais quoi d’autre. On peut se syndiquer, (on doit le faire à bien des égards) mais pas au prix d’un rétropédalage historique qui pourrait bien nous être fatal.
Si les artistes défendent les artistes, qui défendra les femmes et les hommes aux qualifications personnelles éternellement niées, non prises en compte, non reconnues socialement ? N’est-il pas plus important, dans la continuité de notre Histoire, de nous battre parmi tous, pour tous ? Se battre pour quoi ? Pour que chacun·e s’épanouisse, se libère, se réalise, avec ou sans le recours à l’art !
N’est-il pas important de lutter contre toutes les précarités et non exclusivement contre la nôtre ? Notre précarité d’artistes est-elle plus insoutenable que celle des migrant·e·s, des étudiant·e·s, des mal-logé·e·s, des mal représenté·e·s, parmi ceux qui, comme nous, « ne sont rien », aux yeux d’autres qui confondent promptement « avoir » et « être » ?
Nous sommes des travailleu·r·se·s sans métier et sans emploi. Nos productions sont créatrices de valeur mais cette valeur n’a plus de prix. Elle nous fait vivre mais ne nous fait plus manger. A côté de l’art, il y a d’autres valeurs qui elles aussi ne sont pas ou plus traduisibles dans le langage trébuchant de la monnaie. Parfois elles y résistent depuis toujours, comme l’amour, l’amitié, la solidarité…
Il faudrait sanctuariser des espaces de valeur, les mettre durablement à l’abri de toute spéculation. La création d’un salaire universel pourrait permettre cela en libérant le travail ( qu’il soit artistique ou pas ), en offrant à chacun·e la liberté de choisir, de se réaliser comme il/elle l’entend, d’exprimer d’autres valeurs au profit de la société.
Ce serait rompre avec la culture de l’échec, qui doit tant à la peur, à la frustration, au regret, à l’angoisse du devenir et inévitablement à la maladie et au mal-être. C’est terrible, mais on n’a jamais encore envisagé la citoyenneté sous l’angle du bonheur. Il faut encore et nécessairement souffrir pour mériter quoi ? Plus de bouffe ? Plus d’écrans ? Plus de bagnoles ?
Rêvons un peu : Et si on libérait des millions d’initiatives citoyennes, si on permettait de concrétiser des millions de rêves, si on libérait d’un seul coup des milliards d’heures d’attention au profit des familles, des quartiers, des gens . Qui peut imaginer un seul instant que tout cela puisse être improductif, ne pas avoir quelques conséquences positives ?
Et si la société s’emparait de la création comme d’un trésor national non pas pour l’enfermer dans des musées ou des coffres forts mais pour libérer ses potentialités latentes ?
Moderno,
le 26 Novembre 2020
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