Je veux dire une chose. Ce que nous vivons aujourd’hui avec le fanatisme de certains, c’est aussi le résultat d’une accumulation d’abandons plus ou moins intentionnels aux effets dévastateurs.
Je pense, de là où je suis, en tant qu’artiste, à ce glissement insidieux qui s’opère depuis des années, voulu, organisé, qui vise à faire passer pour « culturels » les divertissements de masse. Parce que ces derniers sont et seront toujours rentables, tandis que la culture – selon l’échelle des valeurs dominantes- ne le sera jamais, on a « fait valoir » pour démocratiques les sous-produits du divertissement, tout en disqualifiant les non-produits de la culture dite « élitiste ».
L’ idéologie de la rentabilité épouse bien souvent, il faut le dire, la haine de l’art et de la culture, et ce à tous les niveaux de la vie politique. A Perpignan par exemple, pourquoi a t’on fermé l’école d’art ? Parce que dans leur imaginaire de droite, les responsables politiques de la ville envisageaient l’école comme un foyer d’opposition, dans lequel se reproduisait et se nourrissait un point de vue critique à visée contestataire. Cette voix-là, il fallait la faire taire.
De façon générale, pour la droite provinciale (qui englobe largement le PS et d’autres formations prétendument progressistes), le monde de la culture est composé majoritairement d’idéalistes ingrats, rétifs à toute forme d’exploitation. Tout compte fait, le bilan est sans appel : La culture, ça coûte cher et ça ne rapporte rien.
Dans cet esprit, la pensée critique n’a jamais été un enjeu. A quoi aurait-elle pu servir, sinon à « foutre la pagaille » ? On a donc consciencieusement tout fait pour l’anéantir, en cassant tous ses relais, en empêchant la transmission, en précarisant les prescripteurs. A Perpignan, nous avons vécu une haine de la culture on ne peut plus tangible, qui aboutit à deux choses : la fermeture de l’école d’art en 2016 et la victoire du Rassemblement National en 2020.
La télévision, à l’origine, visait à aménager un accès au savoir le plus largement partagé. Quelques décennies plus tard, le message semble être : « Vous savez déjà tout. » « Vous avez bien mérité cette bouffonnerie innocemment fascisante ». Dans un monde de plus en plus complexe il s’agit donc avant tout de se distraire, cesser de se poser des questions, surtout ne pas « se prendre la tête », « faire la fête », « célébrer » de façon permanente ce que Jacques Roubaud appelait « l’ère des têtes vides ». La mise en scène de soi, voilà ce qui fait valeur. L’économie de l’attention a offert au narcissisme une légitimité nouvelle qui ridiculise durablement la construction de soi en tant qu’être pensant. Combien de likes pour cette photo en bikini ?
L’intelligence des formes, qui est aussi une intelligence du monde, devient inutile, tout comme l’histoire, les idées et tant d’autres choses insignifiantes. La critique même est présentée comme misérable et infamante pour celui ou celle qui s’y risque. Ce sera nécessairement l’expression d’une frustration, d’une impuissance congénitale ou d’une incapacité au bonheur.
Ce monde sans retrait a été désiré, organisé parce qu’il fallait coloniser quelques grammes supplémentaires de « temps de cerveau disponible », pour nous vendre toujours plus de merde. C’était une nécessité collective qui a mobilisé les agents du pouvoir et la coopération petitement intéressée de tous les tenants de la « soumission librement consentie », vendeurs émérites, magiciens du marketing, communicants du désir, tacticiens du manque… Nous y avons tous collaboré en apprenant à nous vendre, en réduisant notre participation au monde et nos luttes les plus vibrantes à la défense d’un pouvoir d’achat, sans jamais entendre ce qu’il y avait d’impuissance dans ce pouvoir-là. A quoi pouvait bien servir, dans cette prostitution généralisée, une conscience critique ?
On a détruit la culture et on continue de le faire, au milieu des premiers effets de ce divertissement sans lointain. La critique, c’étaient l’horizon, le paysage, la perspective, le lendemain, la cause, le sens, toutes ces choses qui nous font aujourd’hui défaut pour nous projeter, nous orienter. La critique était un outil pour penser le monde, indépendamment des sollicitations du marché et de ses marchandises. La critique échappait au marché. Elle se refusait comme marchandise. Pire, elle se mettait entre la marchandise et nous comme un dernier rempart avant la pulsion. C’était le réflexe de la civilisation.
On a fait sauter tout ça et aujourd’hui on s’éveille dans un monde où des « croyants » décapitent des « infidèles » en invoquant la grandeur de l’inexistant. Mais dans la société qui est la nôtre, tout le monde a sollicité la foi aveugle et fanatique. Qui fait encore appel au doute ? Certainement pas les tenants de la théorie du complot. Eux aussi cherchent l’adhésion idiote. Qui fait appel à l’intelligence, à la sensibilité, à la délicatesse ?
Face à tous les maux qui se présentent à nous dans ce contexte, nos responsables n’ont que des chiffres à nous donner. L’argent est supposé tout réparer. La résilience est monayable. Elle a un cours. Des millions pour ceci, des millions pour cela. Et si ce n’était pas une question de fric ? Et si on commençait par séparer le prix de la valeur, le travail de l’activité, le collectif du moutonnier, juste pour voir comment cela peut marcher autrement ? Et si on se disait que la culture est notre énergie véritable parce qu’elle produit de l’esprit, de la liberté, du devenir commun ? Qu’est ce qu’on fait ? On offre un « presque déjà » aux hommes et aux femmes qui ne sont pas encore des artistes ? On libère le temps, le travail, les mots, les instants construits de la civilisation qui se rêve ? On commence par réapprendre à rêver ? Pour Michelet, « Chaque époque rêve la suivante ». Quand sortirons-nous du cauchemar où la nôtre enfante ?
Moderno,
le 19 Octobre 2020
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