NOUS NE VOULONS PLUS ÊTRE DÉFINI·E·S PAR NOS MANQUES

Nous, artistes, nous ne voulons plus être défini·e·s par nos manques : manque de moyens, manque de place, manque de reconnaissance, manque de visibilité, manque de temps, manque de confiance… Nous valons plus que nos manques. Nous sommes les producteurs et productrices de la valeur, tout comme les autres travailleu·r·se·s. C’est à ce titre et seulement à ce titre que nous voulons exister socialement et prétendre à une protection tout au long de nos vies. 

Or de quelles valeurs sommes-nous les producteurs et les productrices ? Tout se passe ici comme si la valeur marchande avait tout absorbé. C’est du moins l’impression qu’entretient la fiction dominante. Tout doit pouvoir être traduit dans la langue des chiffres pour fluidifier les échanges. Il y a pourtant dans l’art quelque chose qui répugne à se laisser réduire à l’état de simple marchandise, parce que l’essentiel de la valeur est ailleurs, parce que cela engage une relation, un partage et que tout ne peut pas être tarifé. L’amour, l’amitié, la solidarité, l’attention, le désir, l’imaginaire, le social résistent à cette tendance. Faut-il pour autant que ces choses, qui ne se vendent pas, cet art, qui résiste encore au règne de la marchandise, disparaissent ? Ne serait-ce pas là une perte pour toutes et tous, inaugurant la prostitution généralisée des corps et des esprits ? 

Nous vivons en tant qu’artistes une disjonction qui pourrait bien s’avérer dramatique entre salaire et travail, parce que nous sommes des travailleu·r·se·s sans salaire et souvent sans emploi. Nous avons certainement notre utilité sociale, mais dès lors qu’elle n’est prise en compte par personne,  on peut tout aussi bien dire que nous ne servons à rien. Nous ne produisons pas de marchandises, pourtant nous participons de la valeur, sans pouvoir en tirer de bénéfice direct. Cela nous place de fait au bord du monde. Cela nous expose à une précarité endémique qui ne nous définit pas, mais qui nous fait du tort, en particulier en ce qu’elle rend notre filière peu attractive, disqualifiant la transmission de nos savoirs. C’est terrible à écrire, mais beaucoup parmi nous ont accepté la précarité et la vivent comme le prix de la liberté, dans une atmosphère de renoncement qui confine à la vocation religieuse. Voilà pourquoi il est si important d’affirmer ici que nous ne sommes pauvres qu’au regard des valeurs dominantes, que nous voulons ruiner. Voilà pourquoi il est si important d’affirmer encore que nous ne voulons pas être défini·e·s par nos manques. Nous sommes riches de notre travail, de nos recherches, de l’expression de nos désirs.

Ces productions, qui ne se laissent pas réduire à un prix, devraient pouvoir circuler, s’échanger librement, sans que leurs auteur·e·s ne soient pour autant fragilisé·e·s, précarisé·e·s, comme c’est le cas actuellement. Il n’y a pas non plus lieu de conférer une importance particulière à l’art qui se vend, en comparaison de celui qui ne se vend pas. Un art réduit à l’état de marchandise serait susceptible d’en épouser les règles communes – en particulier celle de l’obsolescence programmée, qui réduit tout à l’insignifiance.

La société entière a quelque chose à gagner en nous reconnaissant en tant que producteurs et productrices de valeurs, comme elle a beaucoup à gagner en considérant que les travailleu·r·se·s puissent être, rester ou devenir des artistes comme les autres, car il s’agit de s’attacher maintenant à la qualification de chacune et chacun, en abandonnant derrière nous la mue du travail aliéné. 

Nous élevons nos enfants. Nous nous engageons dans nos quartiers, dans nos associations, pour le climat et pour l’ambiance. Nous faisons le tour du monde. Nous créons des formes. Nous contemplons le monde en exerçant nos regards et nos esprits. Nous cartographions les sentiments. Nous animons les autoroutes de la discussion avec nos idées, nos projets. Nous faisons revivre des villages. Nous  sommes la musique, la recherche, le repos, la passion, l’ivresse de faire, la joie de tenter. Nous sommes la valeur. Nous sommes chacun·e en tant que travailleu·r·se l’essentiel de la valeur. Le monde ne peut nous être plus longtemps confisqué.

Moderno,
Toulouse, le Lundi 22 Mars 2021

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