UN NOUVEAU TEMPS

“Dans les instants d’instabilité et de changements, on devrait s’orienter plus que jamais vers une stricte conception de la liberté.” Raoul Haussman

Il y a un moment de chaque civilisation qui est celui de l’anomie. Or ce moment qui voit la loi et l’organisation s’effondrer sur elles-mêmes, ne se réduit pas à cette rare période de transition favorable aux idées nouvelles, rendue possible par l’affaiblissement d’un ordre dominant. Les révolutions, l’effervescence propre aux inter-règnes ou aux inter-systèmes, ne sont que les manifestations publiques de crises beaucoup plus intimes.

En réalité, chaque instant de la vie d’un homme ou d’une femme, porte en soi la promesse d’un bouleversement radical. Chaque situation nouvelle dissimule un potentiel d’inventions et de révoltes insoupçonnable. Chacun de nous est de tous temps prêt à changer le cours de sa vie, au gré d’un événement qui le ferait basculer subitement du côté du désir. Une fois révélée l’étendue de nos possibles, dans un contexte mouvant qui nécessite de notre part autant d’adaptation que de résistance, tout redevient possible, à condition de bien savoir dans quel rapport de forces on s’inscrit. Quelle structuration de l’espace social et politique serait dès lors la mieux à même de satisfaire ce désir nouvellement exprimé ? Le désir s’origine dans un manque solidement ancré. C’est dans cette région que la conscience se mobilise. Elle nous libère de la foi, parce qu’elle appelle l’expérience. Elle est prête à en assumer tous les risques, ne serait-ce que pour congédier le manque, les manques qui nous produisent, tous ces renoncements, résignations, frustrations intimes auxquels nous nous sommes accoutumé·e·s par lassitude, pour nous conformer aux attentes castratrices de l’ordre dominant. Le désir est révolution parce qu’il se donne à vivre comme une expérience à partager, modéliser, reproduire. C’est une contagion de liberté, une rupture, donc.

La société, qui prétend se et nous prémunir contre toute forme de crise, dissimule, derrière les mirages de la consommation majoritaire, une demande constante d’adhésion muette, qui rend suspecte toute tentative de libération individuelle ou collective. Elle réduit le désir à des pulsions, sans passer par la case expérience. Ainsi parle-t’on de « pouvoir d’achat », là même où il conviendrait plus justement d’évoquer des « faiblesses de dépense » qui réduisent notre faculté de devenir à une accumulation compulsive. Nous avons tous déjà éprouvé ce malaise de n’avoir rien à faire de plus jouissif qu’acheter quelque chose, dans l’exploration répétitive d’un centre-ville transformé en galerie marchande. L’accumulation de jouissances privées aurait pu éteindre tout désir. Il n’en sera rien. Le désir doit être mutualisé. Il doit libérer la possibilité de formes collectives – par exemple, la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté – (Blanchot), qui ressemble beaucoup à celle des artistes. 

Tout est fait pour enfermer l’individu dans une enfance qui l’éloigne durablement de toute participation active aux affaires de son temps, le maintenant, avec son consentement passif, dans une sorte de béatitude médiocre, rendue muette par la destruction de la culture au profit du divertissement pour tous. Ce système ne se maintient qu’en différant indéfiniment la crise profonde qui finira tôt ou tard par atteindre l’être, lui rendre insupportable la perspective de son aliénation toujours reconduite, cette spéculation moralement usante qui mise tout sur l’échec, le mal-être, le mal-penser, la séparation infinie. 

L’individualisme, qui est à la fois l’origine et la destination de l’ordre social dominant, se nourrit en fait d’une multitude d’abdications individuelles plus ou moins synchrones. Ces abdications, ces abandons de souveraineté créent une sorte de paix par défaut, qui ne débouche sur aucun projet commun. Cela autorise largement notre Président actuel à se mettre en scène comme souverain en lieu et place du peuple qu’il est supposé servir et représenter.

La stabilité, cette idéologie de substitution, tend à éterniser le présent dans un récit qui fige nos vies et nie toute Histoire. Elle est en réalité symptomatique du caractère morbide de nos sociétés : Elimination du risque, Dissuasion de l’engagement, Ringardisation du mouvement. C’est un choix permanent en faveur de l’immobilité et de l’anesthésie, dans l’ environnement siliconné qui sert de décor à la fascination des images dirigeantes.

L’artiste est un élément moteur de la société, en ce sens qu’il a une conscience aiguë de son propre potentiel d’invention et de révolte. Il est une pure individualité, car il réalise en lui l’état de crise qui ouvre le champ des possibles. Or son art manifeste cet état intime de la crise. Qu’il le veuille ou non, tout parle pour lui, de lui, de cette expérience, de cette instabilité créatrice qui fonde sa présence sociale et politique au monde. Il crée la possibilité du mouvement, là où l’ordre dominant fixe la nécessité de l’arrêt et de la séparation. En cela, la stase, dont nous faisons l’expérience à la fois fascinante et douloureuse, marque un temps unique de l’Histoire : le jour où tout s’est arrêté. Il n’aura même pas été nécessaire de tirer sur les horloges, comme durant la grande Commune de Paris, pour signifier la possibilité d’un autre cours possible, d’essence révolutionnaire.

Pour mettre la société en mouvement, il faut créer des ambiances instables, des climats de rupture. Il faut être ambivalent, contradictoire. Il faut chasser tous les a priori, examiner tous les possibles d’une même forme, d’un même acte. Chaque moment de la vie doit être insurrectionnel, se charger de risques et d’intensités. La menace d’un effondrement doit être omniprésente. Ce malaise propre à la menace imminente doit être dépassé dans une vie éternellement réinventée, car rien n’est pire que l’habitude. 

La seule richesse, la seule contre-valeur, c’est le mouvement. Nous devons nous réconcilier avec la vie, le plaisir, la joie. Nous devons exulter, vaincre nos peurs et nos angoisses accumulées, ancrées. Nous devons aimer notre liberté et la défendre comme notre propre vie. La liberté n’est jamais acquise. Nos abandons la fragilisent. Elle peut nous être retirée. Elle nous est effectivement retirée quand nos peurs prennent le pas sur notre force de vie. La liberté exige enfin de nous un mouvement vers l’autre, tous les autres, pour faire société dans le nouveau monde, qui est aussi et surtout un nouveau temps.

Moderno,
le 20 Avril 2020

Ce texte a été publié il y a une dizaine d’années sous le titre : « Introduction à l’anomie », dans la revue de la Haute Ecole d’Art – un numéro spécial consacré au workshop de Bruno Serralongue. Il a été remanié en Avril 2020 pour tenir compte de ce mauvais film de science-fiction, dont nous sommes actuellement – et bien malgré nous – les figurants, avec la crise de la Covid 19.

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